Disparu·es dans la traduction

Stai leggendo Insert Coin: una newsletter con cui racconto i videogiochi, il loro mercato e gli sviluppatori.
Ogni domenica invio una nuova puntata.

(L’article original a été traduit par Christophe Pallarès. Je le remercie sincèrement pour son travail. Vous pouvez suivre Christophe sur: Moby, Twitter, Warlocs).


La localisation est un composant fondamental des jeux vidéo. Sans elle, un jeu rencontrerait des difficultés considérables pour atteindre de nouveaux marchés et être accessible à un nombre de joueuses et joueurs bien plus important.

Et pourtant, le travail de tant de personnes impliquées dans la localisation des textes des jeux passe le plus souvent inaperçu. De nombreuses agences choisissent en effet de ne pas citer les noms des traductaires indépendant·es travaillant pour elles et ont mis en place des accords de confidentialité et non-divulgation (plus connus sous l’acronyme anglais NDA, pour Non-Disclosure Agreement) spécialement pensés pour empêcher ces professionnels de mentionner les titres sur lesquels ils ont eu l’occasion de travailler. De cette manière, ces agences sont en mesure d’exercer un contrôle considérable sur la carrière desdit·es traductaires.

Afin d’en apprendre davantage sur les dynamiques sous-jacentes susceptibles d’expliquer la non-accréditation du travail des traductaires indépendant·es, je me suis entretenu avec sept personnes au cours des derniers mois, la majeure partie d’entre elles ayant fait le choix de rester anonymes afin d’éviter que leurs témoignages ne nuisent à leur carrière ou encore parce que les informations révélées n’avaient pas vocation à être rendues publiques.

Un scénario assez homogène s’est rapidement dessiné: les agences de grande taille évitent d’inclure les noms des personnes réalisant les traductions et empêchent ces dernières d’évoquer leur travail de façon publique ou d’inclure le nom des jeux sur lequel elles ont travaillé sur leur CV.

Mais ça ne s’arrête pas là: dans certains cas, les tarifs proposés sont extrêmement bas et il est attendu de manière implicite que les traductaires travaillent le week-end afin de respecter les délais extrêmement serrés souvent imposés par les clients en fin de chaîne (développeurs ou éditeurs) et non par les agences qui, pour ne pas perdre lesdits clients, font peser le poids de ces conditions de travail défavorables sur le dernier maillon de la chaîne.

Une des conséquences de cette situation est que les traductaires freelance travaillant pour le compte d’agences de localisation importantes sont souvent dans l’impossibilité de développer leur carrière professionnelle car iels ne sont pas en mesure de prouver qu’iels ont travaillé sur un grand nombre de jeux, souvent à haut budget (donc potentiellement attrayants pour de nouvelles agences) et iels restent coincé·es derrière la barrière que ces entreprises ont créée afin de contrôler les traductaires et de les empêcher de concourir sur certains projets.

Pour mieux comprendre cet état de fait, il convient d’identifier deux mots-clés: contrôle et exercice du pouvoir.

Un slalom difficile entre agences, NDA et clients exigeants

Une personne ayant eu l’occasion de participer à la localisation de jeux pour des studios tels qu’Atlus, Epic Games, Resolution Games et 17-bit m’a confié : « Mon nom n’est jamais apparu une seule fois au générique d’aucun des projets que j’ai pu réaliser pour le compte d’agences. »

Une autre personne avec laquelle je me suis entretenu a travaillé sur 70 jeux pour différentes agences entre 2017 et aujourd’hui. Pour 65 de ces titres, le nom de cette personne n’apparaît pas dans les crédits.

« Dans 99 % des jeux sur lesquels j’ai travaillé, je ne suis pas dans les crédits, » ajoute une troisième personne.

« J’ai travaillé sur une soixantaine de jeux. Mon nom apparaît au générique de certains d’entre eux, mais pour la plupart, ce n’est pas le cas » confirme Marc Eybert-Guillon, traducteur anglais/français et directeur du studio From the Void. « J’ai des collègues qui sont dans le milieu depuis plus d’une dizaine d’années, ont traduit des centaines de jeux et n’ont leur nom au générique que d’une poignée de titres. »

C’est une pratique courante, à tel point qu’il s’agit d’un secret de polichinelle: une chose que tous les acteurs du secteur savent, mais contre laquelle il n’y a pas grand-chose à faire, que ce soit individuellement ou en petits groupes.

Un des premiers effets de l’absence de reconnaissance du travail des traductaires est qu’il devient très difficile pour elleux de convaincre de nouveaux clients, tels que d’autres agences, de leur expérience professionnelle réelle. Car en fin de compte, il s’agit d’un « travail fantôme »: il est effectué, il est rémunéré (même si pas toujours de manière adéquate), mais il ne peut pas faire l’objet de discussions publiques.

En l’absence de possibilités d’évolution de carrière, sortir du giron des agences qui se nient à reconnaître le travail des traductaires mais reçoivent un grand nombre de projets (ce qui les rend incontournables à quiconque tient à continuer à travailler comme localisateurice) devient impossible : un cercle vicieux qui force un grand nombre de personnes travaillant dans le secteur de la localisation à continuer d’entretenir le mécanisme même qui les entrave.

Un des principaux obstacles sont les accords de non-divulgation (Non-Disclosure Agreements, ou NDA). La signature d’un NDA est une étape indispensable pour pouvoir travailler avec une agence s’étant vu confier la localisation d’un jeu vidéo en prévision de sa sortie sur le marché: au cours de la phase de localisation, les traductaires ont accès à diverses parties du jeu, comme les dialogues et les noms des personnages, qui ne doivent en aucun cas être rendues publiques. C’est à cette fin que les agences doivent s’assurer que les traductaires signent des accords de confidentialité.

Cependant, le vrai problème est ailleurs : il est en effet demandé aux traductaires de ne pas parler ouvertement de leur implication dans la localisation d’un jeu et ce, même après sa sortie.

Afin de contourner l’impossibilité de parler d’un titre spécifique quand bien même celui-ci serait sorti plusieurs années auparavant, les traductaires peuvent toutefois fournir des descriptions génériques et en même temps suffisamment compréhensibles pour pouvoir être partagées sur leurs profils professionnels (sites Internet personnels, réseaux sociaux spécialisés, etc.) ou avec d’autres clients afin d’étoffer leur expérience professionnelle.

« En général, ça se passe de la façon suivante : vous essayez de donner une description à la fois anonyme et précise d’un jeu de manière à ce que les clients comprennent, parce qu’ils travaillent dans le secteur et qu’ils se tiennent informés des différentes sorties, peut-être même en ajoutant l’année de sortie du jeu », explique une des personnes interrogées.

Sinon, il reste toujours possible de demander une lettre de référence. Mais comme avec d’autres dynamiques en vigueur au sein du secteur, c’est au bon vouloir de l’agence. « Ils peuvent par exemple envoyer une lettre de référence indiquant que j’ai travaillé pour eux, avec le nombre de mots traduits et une liste anonymisée des titres sur lesquels j’ai travaillé. »

« Vu que mon nom n’apparaît pas dans les crédits et que les développeurs du jeu ne savent pas que j’ai été impliqué dans sa localisation, si je voulais prouver que j’ai travaillé dessus, il faudrait que je présente un fichier de travail interne ou un document auquel seuls les membres de l’équipe de localisation avaient accès, ce qui serait directement considéré comme une rupture de confidentialité », précise Eybert-Guillon.

« Si vous n’apparaissez pas dans les crédits d’un jeu, il est considéré relativement inapproprié de le citer dans votre CV, ajoute une autre personne. Dans le meilleur des cas, vous passez pour quelqu’un qui ne respecte pas les NDA et dans le pire, pour un abruti. »

Très souvent, les individus impliqués dans un projet de localisation ignorent avant de commencer à travailler s’ils seront mentionnés dans les crédits. De fait, l’inclusion des noms des traductaires dans les crédits ne dépend pas toujours de l’agence, mais également du client : plus la chaîne d’intervenants est longue, plus il y a de probabilités qu’une des politiques d’une des entreprises impliquées empêche de reconnaître le travail des traductaires. Parfois, c’est l’éditeur du jeu qui omet d’inclure leurs noms au générique. D’autres, c’est le développeur et d’autres encore, cas le plus fréquent, c’est l’agence responsable de la localisation. Et le plus souvent, demander qui a pris la décision ne mène à rien. « En général, quand on m’a dit “non”, je n’ai jamais su ni pourquoi ni qui en avait décidé ainsi, confirme une des personnes. Lorsqu’il m’est arrivé de demander, tout ce qu’on m’a répondu, c’est que c’était impossible. »

« Une fois où j’avais demandé, on m’a dit que c’était une politique de l’agence, ajoute une autre personne. Ils vous font toujours le coup du NDA que vous avez signé, sans aucune flexibilité parce que peut-être qu’un nouveau développeur qui tient à ce que les traductaires soient crédité·es le demande spécifiquement, mais vu que l’agence ne le permet pas, eh bien rien ne se fait. »

« Il y a aussi le cas où l’agence aimerait, mais où c’est le développeur qui ne veut pas. Et du coup il n’y a rien du tout dans les crédits, ajoute une autre personne. Et il y a bien entendu l’inverse, quand le développeur veut bien, mais que l’agence s’y oppose. Et là, vous n’avez que le nom de l’agence dans les crédits. »

Les conditions de travail (les délais, par exemple) sont souvent imposés de façon indirecte par les clients, qui disposent d’une visibilité moindre sur le processus de localisation. « Certains clients veulent simplement envoyer le texte pour traduction et le récupérer dans des délais extrêmement courts sans avoir à payer trop cher et de façon générale, lorsqu’il s’agit de clients importants, l’agence accepte » explique une des personnes interrogées.

Les conditions strictes des clients sont ensuite passées aux niveaux inférieurs, avec des conséquences directes sur le travail des personnes effectuant la traduction : « On se retrouve avec des délais toujours plus courts, des tarifs moins intéressants, pas de contexte, des chefs de projet qui s’attendent à ce qu’on travaille les week-ends, etc. »

De nombreux projets de localisation nécessitent du travail supplémentaire de la part des traductaires afin de mieux comprendre, par exemple, la mythologie sous-jacente à un scénario ou la culture d’un pays. Cela implique fréquemment des recherches approfondies mais cet aspect du travail n’est pas rémunéré, bien qu’il contribue à une localisation de meilleure qualité.

« Le dernier titre sur lequel j’ai travaillé était un RPG japonais extrêmement connu, déclare une des personnes interrogées. C’était un projet très intéressant, à la fois long et complexe parce qu’il s’agissait d’un jeu qui requiert beaucoup de travail d’adaptation en plus de la simple traduction. En fait, le travail d’un·e traductaire ne se limite pas à traduire : il arrive souvent que vous vous voyiez confier des projets pour lesquels vous avez besoin de vos propres idées et connaissances, celles-ci n’étant malheureusement pas prises en compte dans le calcul de votre rémunération. »

En écoutant les histoires qui m’étaient racontées, je remarquai que le nom d’une entreprise revenait étrangement souvent : Keywords.

Le cas Keywords

À l’heure actuelle, Keywords est sans aucun doute la plus importante entreprise de localisation de jeux vidéo au monde. Elle a travaillé sur des titres aussi prestigieux et populaires que Clash Royale, League of Legends, Assassin’s Creed Syndicate, Deus Ex Mankind Divided ou encore Final Fantasy XV.

Au fil des ans, l’entreprise a développé sa présence au niveau international en rachetant un grand nombre d’agences opérant dans le secteur de la localisation. Entre 2014 et 2017, elle a ainsi fait l’acquisition de Sound Tracks, Reverb, Kite Team, Sonox Audio Solutions, Around the Word, Synthesis Group, Babel Media, Enzyme Testing Labs et VMC. Entre 2013 et 2021, le chiffre d’affaires de Keywords est passé de 16 à 512 millions de dollars (US$) et ses effectifs, de 371 à plus de 9000 employés.

Keywords a récemment fait l’acquisition de Forgotten Empires, le développeur du jeu Age of Empires, ainsi que de Mighty Games afin d’augmenter le nombre d’entreprises de développement de jeux en interne faisant partie de son portefeuille. Keywords possède également Tantalus Media, High Voltage Software, Climax Studios et Heavy Iron Studios, parmi de nombreux autres.

Ses clients incluent pratiquement toutes les entreprises de développement de jeux vidéo les plus importantes au monde : Microsoft, Konami, SEGA, Nintendo, Take-Two, Tencent, Bandai Namco, Supercell, Electronic Arts, Ubisoft, NetEase, Warner Bros. et Square Enix.

En d’autres termes, il est pratiquement impossible de travailler dans le secteur de la localisation de jeux vidéo sans avoir affaire au moins une fois à Keywords.

En même temps et ce, en dépit du fait qu’elle soit l’une des entreprises majeures de l’industrie et qu’elle jouisse d’une excellente visibilité, Keywords ne mentionne pratiquement jamais les noms des traductaires impliqué·es dans la localisation de ses projets dans les crédits.

Et la raison est simple : pour Keywords, il est préférable que l’on pense que c’est sa gamme de services (dont la localisation, bien qu’importante, ne constitue qu’une partie) qui garantit le succès d’un projet, et non les individus qui y collaborent. Pour Keywords, il est plus important que le nom de la marque soit au générique que celui des traductaires.

« Les prestataires de services linguistiques qui traitent avec Keywords savent pertinemment qu’ils n’ont aucun pouvoir de négociation, tout simplement parce que l’entreprise est en position de monopole » déclare une des personnes interrogées, qui a travaillé sur de nombreux titres par l’entremise de Keywords. « Les traductaires qui débutent leur activité aujourd’hui sont pratiquement condamné·es à avoir affaire à Keywords. Quand vous commencez à travailler pour Keywords, il se peut que vous ayez du travail mais vous restez anonyme, vous ne pouvez pas développer de portfolio pour démarcher d’autres agences et du coup, Keywords peut continuer à vous sous-payer. »

Le fait que toutes les entreprises du groupe Keywords n’appliquent pas les mêmes politiques ajoute un degré de complexité supplémentaire. Par exemple, il peut tout à fait arriver que vous soyez mentionné dans les crédits d’un projet géré par une filiale de Keywords dans un pays, mais pas dans ceux d’un projet d’une autre filiale opérant dans un autre pays.

« Keywords est une sorte d’hydre, résume une des personnes interrogées. Quand vous parlez de Keywords, en fait vous parlez d’un imbroglio d’entreprises différentes avec des politiques différentes. »

La non-inclusion des noms au générique peut également se produire parce que le client l’a demandé, mais là encore, le manque de transparence empêche les traductaires de comprendre les dynamiques sous-jacentes de chaque projet auquel iels sont amené·es à participer.

J’ai essayé de contacter Keywords (ainsi que certaines des entreprises italiennes appartenant au groupe) par e-mail et par téléphone afin de leur proposer de s’exprimer sur la question. Je n’ai jamais reçu de réponse de leur part.

Une des personnes à qui j’ai parlé m’a dit qu’elle appréciait de travailler avec l’une des équipes de Keywords. « Avec l’équipe, on crée des liens qui permettent de travailler de manière plus efficace, le travail est coordonné, il y a des séances de brainstorming pour faire face aux situations les plus complexes… De ce point de vue, c’est très satisfaisant, » m’a-t-elle déclaré, tout en soulignant que le manque de reconnaissance était le principal inconvénient de sa collaboration avec Keywords.

Cette personne a travaillé presque exclusivement pour Keywords entre 2016 et aujourd’hui, participant à la localisation de 94 jeux. « Pour 90 % d’entre eux, je ne suis pas dans les crédits, assure-t-elle. Si je regarde la liste de jeux où mon nom apparaît, c’est absurde mais il y a plus de titres pour lesquels j’ai participé au Kickstarter que de titres que j’ai effectivement traduits. »

« Quand vous travaillez pour Keywords, par exemple, vous avez la sensation qu’ils acceptent pratiquement tout et n’importe quoi, et qu’après ils font peser toute la pression sur le dernier maillon de la chaîne, c’est-à-dire les traductaires, pour que le travail soit fait » renchérit une autre personne interrogée.

J’ai pu consulter plusieurs accords de confidentialité que certaines entreprises du groupe Keywords ont demandé à leurs employés de signer au fil des ans. Dans ces documents, il est expressément défini que c’est à Keywords qu’il appartient d’accorder (ou non) la permission aux traductaires de s’exprimer de façon plus ou moins détaillée sur un jeu spécifique et ce, même après qu’il a été publié et qu’il n’y a a priori plus rien à occulter. Cela se fait au cas par cas et dépend le plus souvent d’un accord passé entre une société du groupe Keywords et le client final, un processus sur lequel les traductaires n’ont aucune visibilité.

Dans un autre NDA que j’ai eu l’occasion de consulter, il était spécifié que l’agence avait toute latitude pour décider d’inclure ou non les noms des traductaires dans les crédits et qu’iels n’avaient aucun droit de s’opposer à cette décision.

Les accords de confidentialité n’ont a priori rien d’étrange. J’ai moi-même été amené à signer plusieurs NDA lorsque des appareils électroniques tels que des smartphones, des consoles ou même des codes de téléchargement de jeux m’ont été fournis.

Ces accords de confidentialité détaillent les conditions à remplir (une date avant laquelle il est interdit de parler ou d’écrire au sujet d’un jeu, par exemple) ainsi que les éventuelles sanctions financières en cas de non-respect de ces conditions. Il m’est également arrivé d’en signer dans le cadre de missions de conseil : l’agence voulait s’assurer que je ne risquais pas de divulguer des informations sensibles dont j’aurais pu avoir connaissance lors de réunions avec des clients.

Rien d’étrange à cela, comme je l’ai dit.

La différence est que, dans le cas de la localisation, certaines des conditions incluses entravent considérablement la progression de carrière des personnes impliquées. En fait, ces conditions sont conçues de manière à ralentir fortement l’évolution de carrière, voire à la bloquer purement et simplement.

Un exercice de pouvoir sournois visant à contrôler la carrière des traductaires, notamment des indépendant·es, qui ont tout à gagner d’un CV étoffé : plus de jeux traduits, ça représente tout simplement plus de possibilités de trouver du travail ailleurs.

La centralisation des reconnaissances vers l’entreprise – ou tout au plus les responsables de projet – permet à cette dernière de se présenter aux clients potentiels comme étant LA solution idéale, l’unique option à laquelle recourir pour un travail bien fait, comme si derrière elle il n’y avait pas des dizaines de personnes, souvent des traductaires indépendant·es, dont le travail n’est pas reconnu.

En ce sens, Keywords est sans nul doute l’agence qui a le plus construit sa position sur les fusions et les acquisitions, devenant au fil des ans la référence du secteur en matière de services de localisation.

Un problème structurel

Cependant, aborder la situation comme un problème ne caractérisant que Keywords serait faire erreur, car il s’agit en fait d’un ensemble de mauvaises pratiques et de mauvaises habitudes qui font partie du modus operandi de nombreuses agences et entreprises.

Deux des entreprises pour lesquelles ont travaillé deux des personnes avec lesquelles j’ai eu l’occasion de m’entretenir sont MoGi et Transperfect (qui a fait l’acquisition de MoGi il y a quelques années). Une de ces personnes, qui a travaillé chez MoGi dans le cadre du développement de six jeux, évoque la difficulté de négocier des salaires plus justes ainsi que des dynamiques de travail particulièrement éprouvantes jusqu’à son départ de l’entreprise suite au rachat par Transperfect.

« À l’époque, mon tarif était de 0,05 € par mot, mais je l’avais obtenu de haute lutte, raconte-t-elle en faisant référence à son passage chez MoGi. Quelque temps après, ils sont passés au dollar américain et lorsque j’ai demandé à passer à 0,06 US$ pour compenser le taux de change, ils m’ont fait toute une scène assez pathétique en essayant de me “prouver” que 5 centimes d’euro valaient moins que 6 cents de dollar. »

Les clients de MoGi incluent notamment Bandai Namco, Ubisoft, Annapurna Interactive, Tencent Games, Garena, Capcom, Smilegate et Dotemu.

Une des caractéristiques du poste était l’obligation implicite de travailler le week-end par le biais de techniques sournoises et indirectes. Par exemple, assigner un certain nombre de mots à traduire le vendredi et fixer la livraison au lundi matin suivant, généralement un nombre de mots impossible à traduire en une seule journée de travail. Du coup, la seule solution pour respecter le délai de livraison était de travailler le week-end.

« Lorsque Transperfect est passé aux commandes, l’ensemble des conditions de travail s’est détérioré : délais serrés et souvent urgents, tarifs bas qui, s’ils venaient à être augmentés, forçaient les responsables de projets à vous proposer moins de travail voire à cesser de vous contacter, sans parler du rythme de travail tout simplement absurde, » ajoute une des personnes interrogées.

Certaines dynamiques qui par le passé revêtaient un caractère extraordinaire (travail le week-end, crunch, tarifs inférieurs aux normes habituellement pratiquées) sont devenues la norme après le rachat.

Une autre personne décrit MoGi et Transperfect comme pires que Keywords : « Chez Transperfect, ils sont bien plus portés sur la question de la course aux profits et ils ont toujours extrêmement mal traité les traductaires. »

Ni MoGi ni Transperfect n’ont souhaité répondre à mes invitations à commenter ces déclarations.

Il existe cependant d’autres agences, de taille plus modeste, qui reconnaissent comme il se doit le travail des traductaires et respectent leur mission. « Nous fournissons à tous nos clients une liste de toutes les personnes qui ont travaillé sur le jeu, explique Marc Eybert-Guillon à propos du fonctionnement de From the Void. Si nos noms ne figurent pas dans les crédits d’un jeu, c’est que le client ne les a pas ajoutés et dans ce cas, nous insistons généralement pour qu’il le fasse. Nous faisons toujours notre possible pour que le travail de toutes et de tous soit reconnu à sa juste valeur. »

Jusqu’ici, From the Void a principalement travaillé avec des éditeurs et des développeurs indépendants, qui ont pour la plupart été heureux d’inclure les noms des traductaires dans les crédits de leurs jeux. Cependant, même lorsque ce n’est pas le cas, celles et ceux qui ont travaillé sur la localisation d’un jeu peuvent en parler publiquement et faire valoir leur participation sur les réseaux sociaux.

De son côté, Wabbit, un collectif de traductaires ayant à son actif la localisation de plusieurs jeux, a eu des expériences généralement positives selon Alice Buratto, traductrice pour Wabbit. Celle-ci déclare : « Je ne me rappelle pas qu’il y ait eu des cas où nous avons dû insister pour être inclus dans les crédits. Il nous arrive davantage de demander à apparaître comme le nom du ou de la traductaire + “Wabbit Translations” au lieu du simple nom de cellui-ci. Cette demande pose parfois quelques problèmes, vraisemblablement parce que le nom de notre équipe risquerait de détourner l’attention du travail de l’agence responsable de gérer toutes les langues. »

En effet, il arrive souvent qu’une grande agence décide de sous-traiter à une agence tierce telle que Wabbit une partie des traductions, notamment si le projet inclut des langues spécifiques pour lesquelles elle ne dispose pas de ressources adéquates en interne.

À une occasion, cependant, c’est Buratto elle-même qui a demandé à ne pas figurer au générique : « Certaines de mes décisions en tant que relectrice n’avaient pas été respectées, et je ne tenais pas à ce que mon nom et celui de mon équipe figurent dans un jeu dont le niveau de qualité ne reflétait pas pleinement celui auquel j’aspirais. »

Dans certains cas, comme mentionné précédemment, c’est l’éditeur ou le développeur qui décide de ne pas faire figurer les noms des traductaires dans les remerciements, mais seulement ceux des « testeurs de localisation » (individus dont le travail consiste à s’assurer que la localisation fonctionne sur le plan technique et qu’il n’y a pas de problèmes d’affichage des textes, par exemple). Les testeurs de localisation travaillent généralement en interne chez le développeur ou l’éditeur et non pas en externe.

Parmi ces entreprises, l’une des plus importantes est Sony Interactive Entertainment, qui ne mentionne pas les noms des traductaires dans ses jeux. J’ai demandé un commentaire à la branche italienne de Sony Interactive Entertainment, mais n’ai pas reçu de réponse.

D’autres studios tels que Square Enix et Bethesda semblent plus sensibles au problème, et les noms des traductaires de leurs jeux apparaissent souvent dans les crédits. Pourtant, il arrive encore parfois que cette reconnaissance n’ait pas lieu ou que l’agence de localisation s’y oppose.

En résumé, le fait même que les politiques de tant de réalités se chevauchent donne lieu à des situations dans lesquelles il est impossible de comprendre ce qui a mal tourné et qui est responsable.

Un exemple récent de ce phénomène est Elden Ring, édité par Bandai Namco et dont la localisation italienne et espagnole a été gérée par Jinglebell, qui a travaillé directement avec l’éditeur du jeu. Le PDG de Jinglebell, Simone Crosignani, a remercié publiquement sur Twitter toutes les personnes impliquées dans la localisation en les mentionnant une par une. Ces noms sont pourtant absents des crédits d’Elden Ring : seules Keywords France et Jinglebell sont créditées.

Par la suite, Crosignani a lui-même spécifié sur Twitter que « Nous demandons toujours que les traductaires, acteurices de doublage, ingénieur·es audio, testeur·euses et autres soient cité·es au générique et cela tout simplement parce que 1) c’est juste et 2) je ne vois strictement aucun avantage au fait d’occulter leurs noms. Pas un seul. Ni pour Jinglebell, ni pour elleux. »

Dans un second tweet, après avoir été critiqué pour avoir accepté un projet pour une agence qui refuse de reconnaître le travail des traductaires, Crosignani précise qu’« il s’agit davantage d’une question de survie que de faire grandir votre entreprise. Choisir de ne pas travailler avec les éditeurs qui ne mentionnent pas tous·tes les traductaires impliqué·es dans la localisation de leurs jeux, ça revient à éliminer… hmm, 95 % des éditeurs du secteur ? Peut-être plus… Alors je suis d’accord pour dire qu’on a toujours le choix, sauf que ce n’est pas toujours vraiment un choix. »

J’ai contacté Jinglebell à deux reprises afin de proposer un entretien à M. Crosignani, mais n’ai pas reçu de réponse. Bandai Namco se refuse pour sa part à tout commentaire.

« Si on ne se protège pas nous-mêmes, personne ne le fera. »

Le secteur de la localisation de jeux vidéo est caractérisé par un manque flagrant de transparence. Les petites agences sont majoritairement en faveur de la reconnaissance des traductaires. Toutefois, de l’autre côté de la barrière, il convient de reconnaître que tous les petits studios de développement indépendants ne sont pas forcément conscients de l’importance de reconnaître le travail des traductaires et parfois, ne serait-ce que pour une simple raison de place dans les crédits, cette reconnaissance ne se fait pas, ce qui restreint de façon considérable la visibilité de ces individus qui ont travaillé de manière à ce qu’un jeu soit accessible à un public plus large.

« Il existe une certaine part d’ignorance chez les développeurs, qui ne réalisent pas à quel point la localisation est importante, » déclare une des personnes interrogées.

Dans ce type de cas, il reviendrait normalement à l’agence de localisation d’insister sur l’importance de reconnaître le travail des individus impliqués. Cependant, dans les faits, cela n’arrive pratiquement jamais en raison de l’existence de la relation de subordination liant l’agence à ses clients.

Ce sont principalement les grosses agences qui fixent les normes du secteur. « Nous sommes pour la plupart des prestataires de services à notre compte. La simple pression économique suffit : pour nous mettre en difficulté, il suffit d’arrêter de nous envoyer du travail, explique un de mes interlocuteurs. Les agences n’ont même pas besoin de nous donner d’explications. Du coup, la dernière chose que nous voulons, c’est leur déplaire. En gros, vous remettez votre traduction et vous attendez que le jeu sorte. Si le développeur n’a que faire de votre visibilité, vous n’apparaissez nulle part. Et si c’est l’agence qui n’y tient pas, son nom sera bien au générique, mais pas le vôtre. »

« Jusqu’ici, ma collaboration avec Keywords me satisfait et je dois dire que j’ai un volume de travail tel que je n’ai pas été en mesure d’explorer d’autres possibilités, explique une des personnes interrogées. Mon flux de travail est si régulier que je n’ai même pas eu le temps de chercher d’autres clients. Mais si un jour je voulais aller voir ailleurs et démarcher d’autres clients, étant donné que je ne peux pas prouver sur quels titres j’ai eu l’occasion de participer, ce serait ma parole contre celle de l’agence. »

Une solution envisageable serait de voir davantage d’agences dirigées par des ex-traductaires qui, conscient·es des conditions dans lesquelles iels ont dû travailler par le passé, auraient à cœur d’établir un environnement plus juste et d’insister pour que le travail de leurs collègues soit reconnu. Cependant, de telles agences seraient de toute façon laissées à l’écart des productions AAA qui impliquent généralement un volume de travail ingérable par un petit groupe d’individus.

« Je pense qu’un des facteurs qui joue contre nous – conclut une des personnes interrogées – c’est que j’ai l’impression que les traductaires sont dans l’ensemble des individus de nature timide et qui ne tiennent pas à faire de vagues. Sauf que si on ne se bat pas pour faire respecter nos droits, personne ne le fera pour nous. »